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Pr Kako Nubukpo: « Le Covid-19 montre que les chaînes de valeur mondiales ne devraient pas être des chaînes de dépendance pour l’Afrique »


Dans le cadre de cet entretien, Pr Kako Nubukpo, Doyen de la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion (FASEG) de l’Université de Lomé au Togo, et ancien Ministre de la Prospective et de l’Evaluation des politiques publiques du Togo, revient sur l’impact économique et social de la crise du COVID-19 au Togo et sur ses répercussions sur les politiques économiques dont les réformes monétaires et fiscales en cours en Afrique de l’Ouest et Centrale.

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Il vient de publier « L’urgence africaine : changeons le modèle de croissance », Editions Odile Jacob, Paris, Septembre 2019, 236p.

Quelle analyse faites-vous de la manière dont le Togo a géré la crise du Covid-19, les mesures qui ont été prises par le Gouvernement et des initiatives sur place dont celle du transfert d’argent « Novissi » ?

Sur la gestion du Covid-19, le Togo a choisi de faire le confinement par région. Nous avons 5 régions : la région des Savanes, la région de la Kara, la région Centrale, la région des Plateaux et la région maritime. A l’intérieur de chacune des régions il était possible de circuler mais d’une région à l’autre il était interdit de circuler. Parallèlement, le Gouvernement a interdit la circulation des motos-taxi ‘’Les Zémidjans’’ mais il s’est posé un problème d’arbitrage douloureux entre le fait de rester confiné, ce qui permettait normalement de réduire les risques de contamination - et l’impératif pour des populations qui ont très peu de filets de sécurité sociale, de sortir de chez eux pour effectuer des activités génératrices de revenus. Il faut savoir que la majorité des actifs sont dans le secteur informel et n’ont pas de revenus mensualisés mais plutôt des revenus journaliers. Du coup, le Gouvernement n’a pas appliqué dans les faits l’interdiction de circulation des motos-taxi, eu égard aux risques manifestes de trouble à l’ordre public que cette mesure pouvait engendrer dans un pays dont le dynamisme économique dépend beaucoup de ces Zémidjans, mode de transport plébiscité quoique dangereux, car peu coûteux et permettant aux différents marchés de Lomé et de l’intérieur du pays de fonctionner. Ainsi, du point de vue de l’arbitrage entre confinement et continuité de l’activité économique, on peut dire qu’on a été quelque part au milieu. Après il y a eu des fermetures de certaines institutions comme les universités, les lieux de Culte, les bars et restaurants, ce qui réduisait de facto la probabilité de contamination mais toujours avec l’idée qu’il faillait quand même un minimum de continuité des services publics. Pour la fonction publique on a plutôt opté pour des journées « continues », réduisant ainsi les amplitudes horaires mais il n’y a pas eu de fermetures des services publics. Le Gouvernement a également mis en place un centre de santé spécifiquement dédié au Covid, qui a suscité beaucoup de polémiques par rapport à l’effectivité et l’efficacité du matériel de traitement notamment des cas graves parce qu’on est dans un pays où on a très peu de respirateurs artificiels par exemple. Les chiffres officiels que nous avons à l’heure actuelle font état d’une vingtaine de morts ce qui fait que le Togo fait partie des pays où il y a eu le moins de décès lié au Covid. Après, je pense que c’est un cas général puisque quand on prend l’ensemble du continent africain (en août 2020), nous sommes à 3% de décès par rapport à la mortalité mondiale alors que nous représentons 17% de la population mondiale. Cependant, il convient de nuancer ce constat général car ces dernières semaines il y a eu une remontée notamment en Afrique du Sud, en Algérie, en Egypte, au Nigeria et au Ghana. Mais de façon générale, il est évident que la pandémie n’a pas eu la force ou la nocivité qui était crainte au départ parce que même si nous n’avons pas de services statistiques très performants, les gens se connaissent et quand il y a des décès dans des familles tout le monde le sait…En dépit du caractère très subjectif de ce « proxy » de la tendance de la mortalité africaine, on peut néanmoins dire sans trop de risque de se tromper qu’à l’heure actuelle, le Togo et l’ensemble de l’Afrique subsaharienne ont été plutôt préservés et je m’en réjouis. Les nombreuses campagnes d’information et de sensibilisation des populations sur le respect des mesures barrières et le caractère obligatoire du port des masques y sont certainement pour quelque chose, à côté de la fermeture des frontières terrestres et aériennes.

Au niveau de la réponse économique apportée par le Togo, quel est votre avis ? En quoi le Covid va affecter la politique économique et monétaire notamment en Afrique ?

Sur la réponse économique au Togo, il faut dire que depuis un certain nombre d’années le Togo tente via le Ministère du Développement d’accéder aux couches les plus vulnérables de la population à travers notamment le « Fonds national de Finance inclusive (FNFI) ». Ce dernier a été mis en place depuis sept (07) ou huit (08) ans et a progressivement pris de l’ampleur, avec comme principe, de transférer des ressources directement aux personnes vulnérables avec des obligations de remboursement. La réponse togolaise au Covid via le canal direct de transferts de ressources (initiative « Novissi ») valide le fait que d’avoir travaillé en amont sur les circuits de micro-crédit et de transferts monétaires a permis au Gouvernement de répondre rapidement à des besoins financiers immédiats. Ceci dit, il faudra évaluer de façon rigoureuse l’impact de cette initiative sur la résilience des ménages togolais qui en ont bénéficié et comprendre pourquoi de nombreuses personnes en ont été exclues. En tout état de cause, il semble que ce soit une réponse micro-économique qui rappelle les programmes de transferts « bourses familiales » du président Lula au Brésil des années 2000.

Du point de vue macro-économique, le Togo a lancé son Plan national de Développement (PND 2018-2022) avec trois (03) axes : le premier consiste à faire du Togo un Hub logistique notamment portuaire, s’appuyant sur sa position géographique de corridor pour la desserte des pays de l’Hinterland. Le deuxième axe renvoie à la création d’agropoles, vecteurs du développement d’une véritable agro-industrie et, enfin, le 3ème axe est relatif au social et au renforcement de capacités humaines. Une des leçons que le Togo pourrait tirer de cette pandémie, est au niveau de l’allocation des ressources financières sur les trois (03) axes : le troisième axe qui était le moins fourni devrait avoir beaucoup plus de ressources car le Covid montre les angles morts du développement du Togo et même de l’Afrique par rapport aux Objectifs de développement durables (ODD) en particulier la santé. Je pense qu’à la faveur de cette crise, le continent africain devrait mettre beaucoup plus l’accent sur le social, l’éducation, la santé, la formation et même l’information via une plus grande efficacité des agences de statistiques.

Et du coup, pensez-vous comme à l’image du Sénégal qui a fait un amendement à son Plan émergent (Plan Sénégal Emergent) et d’autres pays africains qui évaluent ou reconsidèrent leur Plan national de Développement préalablement adopté, le PND du Togo fera aussi l’objet d’une révision ou d’un amendement ?


Inévitablement, le fait qu’on n’avait pas construit de scénario pessimiste pour le PND, à côté du scénario tendanciel (taux de croissance du PIB de 5%) et du scénario optimiste (taux de croissance de 7 %), nous obligera à réviser nos prévisions et projections macroéconomiques. L’Afrique en général va perdre autour de cinq (05) points de PIB suivant en tout cas selon les projections de la Banque Mondiale. Au départ c’était entre 2 et 5 % mais à l’heure actuelle, nous sommes plus proches de 5% que des 2%. Or, dans la mesure où la croissance du PIB induit le niveau de la plupart des indicateurs macroéconomiques, les Chefs d’Etats et de Gouvernements de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA) viennent de suspendre l’application des critères de convergence eu égard au caractère finalement non anticipé de cette pandémie. Je pense qu’au niveau des différents Etats africains et plus généralement dans le monde, il y aura forcément de nouveaux exercices de modélisation pour tenir compte de la baisse du taux de croissance du PIB. Pour sa part, le Togo ne pourra pas échapper à une révision du PND à mon avis à deux niveaux : d’une part, la réallocation des ressources suivant les trois axes pour mettre le focus sur l’axe numéro 3 notamment la santé et, d’autre part, la prise en compte de la baisse du PIB consécutive à la récession mondiale et ses effets sur l’économie nationale.

En tant que spécialiste des questions monétaires, en quoi pensez-vous que cette pandémie va affecter les politiques économiques dont les réformes monétaires et fiscales en cours à court terme et à long terme surtout autour de la question du FCFA ?

Déjà, reconnaissons que la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) a mis quasiment 800 milliards de FCFA de liquidités dans les économies, ce qui rompt avec la doctrine traditionnellement portée par cette institution qui est une doctrine plutôt monétariste et donc anti-inflationniste. Dans les faits, la BCEAO s’est alignée sur les principales banques centrales du monde qui font à l’heure actuelle des politiques monétaires « non conventionnelles », et ceci mérite d’être salué. J’ai l’intime conviction que cette crise est une « ruse de la raison » au sens hégélien du terme pour que les institutions monétaires et financières africaines comprennent qu’il ne s’agit pas tant d’essayer de suivre des dogmes conçus ailleurs pour d’autres économies notamment dans le monde occidental, que d’adapter les instruments dont nous disposons à nos propres contextes de décision. Je fais partie des gens qui depuis une quinzaine d’années, eu égard aux nombreux défis du développement africain, ont dit que nos banques centrales et nos banques de développement devraient être beaucoup plus volontaristes qu’elles ne le sont. Il a fallu cette crise de Covid, qui finalement n’a pas beaucoup touché l’Afrique sur le plan sanitaire, pour qu’il y ait cet aggiornamento intellectuel de nos banques centrales et de développement. Nous avons l’obligation d’effectuer encore plus de recherches sur les canaux de transmission des impulsions monétaires et financières vers le secteur réel de nos économies. Ensuite, il conviendrait d’orienter toutes les actions de notre système monétaire et financier en direction du financement de l’émergence de champions industriels africains. Nos entrepreneurs n’ont pas suffisamment accès au crédit et quand ils ont cet accès, les taux d’intérêt sont prohibitifs, souvent à deux chiffres. Il faut vraiment que le système financier africain finance l’émergence du continent donc finance les chaînes de valeurs en particulier l’agro-industrie. Je donne un exemple, c’est l’agriculture périurbaine, véritable agriculture de proximité, qui a sauvé nos populations au moment du confinement,parce que les circuits courts qu’elle illustre, ont su prendre le relais des importations de denrées de première nécessité dont le transport était rendu difficile du fait de la fermeture des frontières. Cette agriculture périurbaine n’est malheureusement pas financée parce que les banquiers ont peur du risque, ils estiment qu’ils n’ont pas suffisamment de garanties en contrepartie des prêts à consentir. Il y a ainsi un travail à faire pour identifier des actifs susceptibles d’être acceptés comme garanties par nos banquiers pour qu’ils financent l’agriculture périurbaine et plus encore les filières qui sont les filières normalement qui devraient donner lieu à beaucoup de création d’emplois, des filières vivrières, et de rente : café, cacao, coton. Il me paraît toujours surprenant qu’on ne transforme que 3% du coton ouest africain. Je crois que le système monétaire et financier a un grand rôle à jouer afin de rendre disponibles les liquidités suffisantes pour passer le cap de la crise, même si je ne confonds pas crise de liquidité et crise de solvabilité. Mais dans un premier temps, ce qu’on attend d’une banque centrale en temps de crise c’est qu’elle mette à disposition les liquidités et dans la répartition des rôles au sein de la zone Euro, ce sont les Etats qui ont la charge de la gestion des crises de solvabilité et la Banque centrale européenne de la gestion de la crise de liquidité. Or, comme les marges de manœuvres budgétaires sont très étroites dans nos Etats, il n’est pas impossible qu’on puisse demander à nos banques centrales, au-delà de la gestion de la crise de liquidité, d’aller dans la gestion de la crise de solvabilité pour qu’il n’y ait pas trop d’entreprises qui ferment.

Sur la question du FCFA où en sommes-nous à ce jour ? Le contexte économique créé par le Covid-19 aura-t-il un impact sur la réforme ?

Disons qu’il a deux dimensions qui me paraissent importantes, il y a une dimension symbolique et politique qui renvoie au nom de la monnaie et une dimension économique qui concerne la neutralité ou la non-neutralité de la monnaie dans une économie. Pour ce qui concerne la première dimension, c’est la première fonction de la monnaie c’est-à-dire la fonction d’unité de compte. Et comme je le dis toujours, le nom de votre monnaie renvoie à votre identité, ce n’est pas par hasard que les japonais ne comptent pas en Euro ou que les américains ne comptent pas en Yen donc le FCFA renvoyait à la colonie, aux colonies françaises d’Afrique et le principe qui consiste à débaptiser le FCFA et à choisir un autre nom est une très bonne chose. J’ai donc logiquement salué la décision qui a été prise le 21 Décembre 2019 à Abidjan par les Présidents français et ivoirien de procéder au changement du nom de la monnaie CFA.

Dans un second temps, par quoi on change le nom CFA ? les Chefs d’Etats ont annoncé que ça allait être l’ECO et j’ai tout de suite attiré l’attention sur le fait que l’agenda de l’ECO est l’agenda de la CEDEAO, qu’il y a des critères pour rentrer dans l’ECO et le fait de dire que l’ECO va se substituer au CFA c’est créer une forme d’automaticité du remplacement du CFA en ECO qui pourrait ne pas être facilement accepté par les autres Etats de la CEDEAO en dehors de ceux appartenant déjà à la zone UEMOA. Mais d’un point de vue pragmatique, pouvait-on choisir un autre nom de monnaie, pour réintégrer plus tard la future zone ECO, eu égard aux coûts prohibitifs induits par tout processus de transition monétaire (retrait d’anciens billets, mise en circulation de nouveaux billets, assurance de l’absence de faux nouveaux billets, etc.). Il aurait donc fallu faire deux fois cet exercice de transition monétaire en très peu d’années si on choisissait de remplacer dans un premier temps le CFA par un autre nom que l’ECO (Koris, Wari, etc.)…Ceci aurait été de nature à réduire la confiance des usagers à l’endroit des nouvelles monnaies en circulation. Or, la confiance est le gage de succès de tout processus d’introduction de nouveaux signes monétaires dans une société.

Je crois que la question fondamentale est aujourd’hui celle du rôle strictement économique de la monnaie : comment réussir la transition monétaire du FCFA à l’ECO et faire de la future zone ECO, une zone monétaire optimale ? D’un côté la réforme de la zone franc : Afrique de l’ouest et Afrique centrale donc UEMOA et CEMAC qui est en soi un vrai sujet sur lequel je travaille depuis une quinzaine d’années et puis l’adoption d’une nouvelle monnaie notamment la monnaie de la CEDEAO qui est aussi un défi en soi qui renvoie à la question des cycles économiques et l’optimalité d’une politique monétaire dans une zone où vous avez une multiplicité de cycles qui ne sont pas synchrones. Pour résumer mon appréciation des choses, je dirais que nous devons faire face actuellement à trois séries de défis :

1. Solder la question coloniale et post coloniale, symbolisée par l’acronyme « CFA ».

2. Créer une monnaie pour un espace communautaire (la CEDEAO) qui voudrait s’intégrer et donc poser la question du degré de solidarité (fédéralisme budgétaire) que cette zone serait prête à consentir pour réussir un « policy –mix » optimal, indispensable pour le succès de toute union monétaire.

3. Choisir un régime de change pour cette monnaie, question qui n’est pas spécifique à une union monétaire car étant purement technique. Par exemple, le Ghana peut se poser la question du régime de change du Cedi, le Nigeria peut se poser la même question à propos du Naira. On doit se poser la question de savoir quel est le régime de change qui est en phase avec les objectifs économiques qu’on veut atteindre.

En couplant ces trois séries de défis, il me semble qu’on pourrait mettre en exergue au moins quatre (04) scénarii :

1. Le premier scénario est celui de l’ECO-CFA avec un régime de change fixe avec l’Euro et une addition progressive aux Etats de l’UEMOA, d’autres Etats de la CEDEAO (Ghana, Guinée, Liberia, etc). C’est le scénario privilégié à l’heure actuelle, dans la mesure où ce sont les Etats de l’UEMOA qui respectent le plus les critères de convergence nominale définis pour l’adoption de l’ECO.

2. Le deuxième scénario est un scénario où on va converger non plus vers les pays de l’UEMOA parce que ce sont eux qui ont les meilleurs indicateurs macroéconomiques en termes de critères de convergence nominale, mais plutôt vers les Etats de la CEDEAO qui ont les meilleurs critères de convergence réelle, notamment le PIB par habitant. Dans ce cas de figure, les trois (03) pays modèles sont le Cap vert, le Nigéria et le Ghana, ce ne sont plus les pays francophones.

3. Le troisième scénario serait celui d’une « cohabitation monétaire » au sein de la CEDEAO, où on garde un ECO-CFA pour les Etats de l’UEMOA et un ECO Naira sous l’égide du Nigéria et dont le périmètre serait l’actuel ZMAO (Zone Monétaire de l’Afrique de l’Ouest) qui est en fait la seconde zone monétaire de l’Afrique de l’Ouest, censée créer depuis 2002, sa propre monnaie dont le nom retenu était…ECO !

4. Le quatrième scénario serait celui de la dualité monétaire au sein de la CEDEAO, avec un ECO qui serait une monnaie commune mais non unique et donc on garderait nos systèmes monétaires actuels mais on les arrimerait à l’ECO qui seul pourrait faire l’objet de transactions avec le reste du monde. Ce schéma de dualité monétaire est celui que connaît le Chili où on a le Peso et l’Unidad de Fomento. On l’a eu par le passé dans le système monétaire européen avec l’Union Européenne de Paiements (avant le traité de Rome de 1957), ou même avec l’ECU qui était une unité de compte mais pas une monnaie de transaction. Ce schéma avait été déjà pensé par un économiste sénégalais Daniel Cabou en 1960, il l’avait appelé « l’Union africaine de paiement », puis repris par l’économiste égyptien Samir Amin en 1969 à la demande du président nigérien Hamani Diori.

Comme vous pouvez le constater, les décisions qui sont annoncées actuellement ne doivent pas être considérées comme des fins mais comme le début d’une ère au sein de laquelle les économistes, politistes, philosophes, historiens et géographes africains et au-delà africanistes, pourront aider les décideurs à mettre en place ce que j’appelle des schémas de prospérité partagée et c’est pour cela que nous voulons organiser dans les prochains mois un colloque à l’Université de Lomé, intitulé ‘’Quelle monnaie pour quel développement en Afrique de l’Ouest ? ‘’

Dernière question, quelle analyse faites vous de l’avenir des relations UE-Afrique, notamment à l’approche du prochain sommet du mois d’Octobre ?

L’Union européenne semble avoir du mal à acter dans sa relation avec l’Afrique, l’aggiornamento intellectuel en cours sur le plan international et qu’elle-même vient paradoxalement d’illustrer avec son plan de relance massif de 750 milliards d’Euros et son embryon de fédéralisme budgétaire. Nous sommes à la fin du libéralisme débridé et nous assistons au retour du mercantilisme : les Etats et les regroupements régionaux sont en première ligne dans la pandémie, et on reconnaît aujourd’hui que le mode de régulation qui a été le nôtre les cinquante dernières années, est épuisé avec l’idée qu’on ne tient pas compte de la sobriété en carbone, où on produit à un endroit du monde pour exporter vers l’autre bout du monde. Cette façon de fonctionner ne marche plus et aujourd’hui devrait prévaloir le fait que les chaînes de valeur mondiales ne peuvent pas être des chaînes de dépendance pour l’Afrique. L’Union européenne ne devrait pas, alors qu’on a des écarts de productivité agricole de 1 à 400, nous demander d’ouvrir notre marché quasiment sans conditions aux biens et services européens. Nous devons quitter le libre échange pour aller vers le juste échange. C’est ma lecture des choses et l’Union européenne, à mon avis dans son partenariat en Afrique, devrait avoir à cœur 3 défis :

- le premier est la reconnaissance du fait que la reconquête de la souveraineté économique est incontournable pour l’Afrique si on veut qu’elle constitue un véritable partenaire économique: on a parlé de la monnaie, on pourrait parler du budget avec tout le travail qu’il faut faire en matière de fiscalité pour élargir l’espace fiscal afin que nous puissions financer nos politiques publiques et mener de véritables politiques économiques contracycliques;

- le deuxième est l’insertion au cœur du modèle de développement africain, des circuits courts : il n’y a pas de raison qu’on fabrique des poulets en France pour les exporter au Sénégal ou du lait en poudre aux Pays-Bas pour les envoyer au Togo. Il faudrait plutôt encourager la production locale de poulets et de lait, ce qui va créer des emplois sur place et réduire l’empreinte carbone des transactions liées à l’écoulement de ces produits et enfin ;

-le troisième défi est relatif à la transformation sur place de nos matières premières, créatrice de valeur, de savoir-faire, de croissance inclusive et d’emplois. Ce troisième défi est au cœur de mon dernier ouvrage « L’urgence africaine : changeons le modèle de croissance » (Odile Jacob, 2019) et donc, je n’insisterai pas trop dessus dans le cadre de notre présent échange.

Pour finir, je dirai que la philosophie du partenariat si c’est un partenariat sincère, devrait être le renforcement de capacités de l’Afrique pour relever ces trois défis. Et non le fait d’obliger l’Afrique à s’ouvrir aux marchés européens parce que la concurrence internationale est telle à l’heure actuelle que l’Europe verrait fatalement l’Afrique comme un continent captif. L’Union Européenne ne devrait pas sous-estimer la forte demande d’émancipation de la part de la jeunesse africaine et c’est en partie pour cela que les Accords de Partenariat Economique (APE) ont du mal à être conclus depuis l’accord de Cotonou de juin 2000. Cela fait 20 ans qu’on n’arrive pas à aller au-delà des conventions UE/ACP de Lomé en dépit des efforts consentis de part et d’autre, parce qu’il y a un certain nombre d’éléments qui posent problème, un exemple : la clause de non-exécution qui permet de manière unilatérale à l’Union européenne de suspendre sa coopération avec un Etat ACP. Il y a également le problème du traitement à réserver aux Etats ACP non PMA (notamment les pays à revenu intermédiaire). Pour résumer, deux choses me paraissent importantes : d’une part, une mobilisation générale pour l’émergence d’un nouveau modèle de développement plus inclusif, plus écologique sur le plan international et, d’autre part, une pédagogie constante pour la fin de la perception du continent africain comme un « pré-carré » européen.

A partir de là, tout est négociable dans la relation entre l’UE et l’Afrique et ce que je dis me semble d’autant plus sensé que dans le même temps on sent poindre une inquiétude par rapport à un risque de péril migratoire vers l’Europe, qu’on voit dans les travaux d’un certain nombre de chercheurs européens. La meilleure façon de réduire ce péril « migratoire » qui est d’ailleurs largement fantasmé (je renvoie aux travaux du démographe François Héran qui montre bien le caractère exagéré des chiffres annoncés) est que l’Afrique se développe pour que la frange d’africains qui vont en Europe le fassent par choix de vie et non pour leur seule survie quotidienne. J’élargis volontiers ce raisonnement à la démographie. Je plaide pour une démographie africaine choisie, car on ne peut pas vouloir à la fois assigner tout un continent à résidence et le contraindre également à un sous-peuplement structurel, cela n’a pas de sens et constitue deux contraintes difficiles à justifier si on garde à l’esprit un des principes fondamentaux des relations internationales, celui de l’auto-détermination des peuples. J’ai l’intime conviction que l’Europe et l’Afrique, du fait d’une proximité géographique et culturelle forte, peuvent construire un avenir partagé « gagnant-gagnant ». En particulier, l’Europe peut être le porte-voix, une caisse de résonnance de la voix de l’Afrique dans le concert des Nations, donc à côté de l’Afrique et pour l’Afrique. Pour ce faire, il faudrait un développement partagé des nations, il faut absolument éviter la tentation de la perpétuation d’une hégémonie fondée sur la prédation et l’institutionnalisation d’une relation historiquement asymétrique.

Pr Nubukpo est également Directeur de l’Observatoire de l’Afrique Subsaharienne à la Fondation Jean Jaurès à Paris, Chercheur au Centre de Coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement (CIRAD), Membre du Conseil Scientifique de l’Agence Française de Développement et Membre du Conseil d’Administration de la Fondation pour l’Agriculture et la Ruralité dans le Monde (FARM). Il est Fellow de l’Institut d’Etudes Avancées de Nantes (France) et a été un Oxford-Princeton Global Leader Fellow

A propos de la série COVID-19 and Africa : une série d’entretiens menées par Dr Folashadé Soulé et Dr Camilla Toulmin avec des économistes et experts africains basés sur le continent, sur leur analyse de l’impact du COVID-19 sur la transformation économique et les trajectoires du développement en Afrique – en appui à la Commission sur la transformation économique mondiale (CGET)

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